La prévention passe par l'analyse sexuée du travail

par Florence Chappert responsable du projet "Egalité, santé et conditions de travail" à l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) / juillet 2017

L'évolution des atteintes à la santé liées au travail se révèle défavorable pour les femmes. Bien plus que pour les hommes. Partant de ce constat, l'Anact propose de fonder les actions préventives sur l'analyse "genrée" des situations de travail.

e constat statistique est sans appel : en matière de sinistralité en santé au travail, les femmes et les hommes ne sont pas logés à la même enseigne. Depuis 2012, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) publie chaque année, à partir des données fournies par la Caisse nationale d'assurance maladie, une analyse longitudinale des accidents du travail, accidents de trajet et maladies professionnelles des 18 millions de femmes et d'hommes salariés du privé en France. Couvrant la période 2001-2015, la toute dernière édition de cette étude (voir "A lire") révèle que, si les femmes sont deux fois moins accidentées que les hommes en 2015, la baisse générale en quinze ans (- 15,3 %) du nombre d'accidents du travail reconnus avec arrêt de travail masque des évolutions asymétriques selon le sexe (voir graphique page 44).

Les secteurs féminisés, parents pauvres de la prévention

On enregistre en effet, sur cette période de quinze ans, une diminution des accidents de 28,6 % pour les hommes, dans toutes les branches d'activité, contre une augmentation de 28 % pour les femmes, notamment dans les domaines professionnels à prédominance féminine. Dans des secteurs comme la santé, le sanitaire et social, mais aussi la banque, l'assurance ou le commerce, les femmes sont entrées au cours des dernières décennies dans des emplois dont on peut supposer qu'ils sont exposés à des facteurs de risque insuffisamment évalués et reconnus, et ce, dans un contexte où les politiques de prévention, mises en oeuvre récemment, ne semblent pas assez efficaces pour les activités réalisées par les femmes.

Par ailleurs, sur cette même période, le nombre de maladies professionnelles déclarées et reconnues - dont 87 % sont des troubles musculo-squelettiques (TMS) - a augmenté pour les femmes (+ 155 %) presque deux fois plus vite que pour les hommes (+ 80 %). En 2015, autant de maladies professionnelles ont été reconnues pour les femmes que pour les hommes.

Pourtant, quand la question du genre est abordée en entreprise en France, c'est essentiellement au travers des démarches d'égalité professionnelle. Impulsées sur le plan réglementaire par le Code du travail, celles-ci ont permis la réduction de certaines inégalités entre les femmes et les hommes, mais on note depuis quelques années une stagnation de la réduction des écarts de salaire et un plafond de verre persistant en matière de carrière. Les parties prenantes de l'entreprise, à quelque niveau que ce soit - direction, représentants des salariés, collaborateurs, managers -, en restent le plus souvent à la discrimination directe dans l'emploi. Elles se montrent peu motivées pour se pencher, du point de vue de l'égalité entre les femmes et les hommes, sur les conditions de travail, l'organisation du travail, le management des ressources humaines ou l'articulation des temps au travail et hors travail. Autant de sources potentielles d'atteintes à la santé.

"Toutes choses inégales par ailleurs"

Or l'Anact et son réseau d'associations régionales (voir "Repère") observent, depuis plusieurs années, une forte demande sociale en matière de santé et sécurité en milieu professionnel et, plus récemment, d'amélioration de la qualité de vie au travail. Les sollicitations d'entreprises concernant certaines populations professionnelles particulièrement exposées au stress, aux troubles musculo-squelettiques (TMS), aux arrêts maladie, mais aussi aux inaptitudes ou au turn-over, peuvent être interprétées comme les signes d'une organisation qui crée des ruptures d'égalité entre les salariés, le travail ayant des effets très différenciés sur la santé selon le poste occupé. L'apport du réseau Anact-Aract est alors de chercher à accompagner et à outiller les acteurs pour mettre en place des démarches de prévention primaire le plus en amont possible, c'est-à-dire au niveau des systèmes d'organisation du travail. Pour ce faire, le réseau a développé une approche originale : l'analyse des situations d'exposition différenciées des femmes et des hommes. Et c'est à partir de la production sexuée d'indicateurs en santé et sécurité au travail que des axes de compréhension de ces situations sont proposés.

Repère

Le réseau Anact-Aract se compose de :

  • l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), établissement public à caractère administratif placé sous la tutelle du ministère du Travail ;
  • 17 associations régionales (Aract), structures de droit privé administrées paritairement et financées par l'Anact, les directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) et les régions.

Comme certaines recherches l'ont mis en évidence, les études épidémiologiques fondées sur une analyse "toutes choses égales par ailleurs" ne sont pas toujours pertinentes pour comprendre les écarts en matière de santé au travail entre les femmes et les hommes. Aussi le modèle que le réseau Anact-Aract a construit pour intervenir en entreprise et expliquer ces différences d'impact du travail sur la santé des femmes et des hommes se réfère-t-il à une analyse "toutes choses inégales par ailleurs", car les femmes et les hommes ne se trouvent pas dans les mêmes conditions d'emploi, de travail, de parcours, de conciliation des temps de vie au travail et hors travail.

C'est à partir des acquis de la recherche et des cas de 25 entreprises où le réseau Anact est intervenu entre 2009 et 2012 que ce modèle empirique a été construit et testé. Le modèle propose quatre axes d'analyse, correspondant aux situations le plus souvent observées (voir schéma page 45). Premièrement, la division du travail : les femmes et les hommes n'exercent pas les mêmes métiers, n'occupent pas les mêmes postes ou n'effectuent pas les mêmes tâches. Deuxièmement, les conditions de travail : elles et ils sont exposés à des risques, pénibilités, violences distincts, partiellement invisibilisés, en particulier dans les emplois à prédominance féminine. Troisièmement, la gestion des carrières : elles et ils n'ont pas les mêmes parcours sur le marché du travail ni à l'intérieur des entreprises. Enfin, les contraintes temporelles, dans le travail et hors travail : celles-ci sont différentes selon le sexe.

Diagnostic édifiant dans une imprimerie

Le cas d'une intervention menée par l'Aract Normandie dans une imprimerie illustre ces quatre axes d'analyse. Au sein de l'atelier finition, en charge du brochage des livres et catalogues, les plaintes de salariés souffrant de douleurs se multipliaient et le taux des arrêts maladie était de plus en plus élevé. Ce qui avait motivé la demande de l'entreprise, qui souhaitait comprendre pourquoi les pathologies apparaissaient. Cette demande concernant surtout les femmes, l'Aract y a vu l'occasion d'une analyse selon le genre.

Le diagnostic s'est appuyé sur des indicateurs sexués relatifs à la santé au travail (TMS, absentéisme). Il a pointé que, tout en étant dans le même atelier, les ouvrières et les ouvriers ne faisaient pas la même chose : le poste d'aide de finition était majoritairement tenu par des femmes, alors que celui de conducteur de machine était exclusivement masculin (axe "division du travail"). Les activités auxquelles étaient affectées les femmes étaient particulièrement contraignantes, leur imposant de porter jusqu'à 11 tonnes par jour et d'effectuer des gestes répétés dans des postures sollicitantes (bras en hauteur ou large prise de main) ; et ce, au point que leurs tâches étaient devenues plus pénibles que celles des hommes, les postes de conducteur de machine étant désormais automatisés (axe "conditions de travail"). L'analyse révélait aussi que les parcours des femmes et des hommes, qui démarraient dans le même poste d'aide de finition, n'évoluaient pas du tout de la même manière : les seconds quittaient ce poste au bout de trois ans pour d'autres opportunités, tandis que les premières y restaient jusqu'à leur retraite ou leur licenciement pour inaptitude (axe "gestion des carrières"). Enfin, le régime des pauses et leur compensation financière n'étaient pas les mêmes pour les deux sexes (axe "contraintes temporelles"). En effet, des pauses réglementaires étaient accordées aux femmes, dans l'intention de les préserver d'une exposition ininterrompue à un travail répétitif. En revanche, les hommes, travaillant essentiellement sur des machines dont la remise en route après un arrêt était jugée trop coûteuse, avaient cédé leur droit aux pauses contre une prime. Toutefois, il s'est avéré que, leurs postes n'exigeant pas une activité continue, ils prenaient de fait des pauses.

Changement d'optique

En chaussant les "lunettes du genre", la démarche a permis de changer la représentation des acteurs de l'entreprise, notamment sur la pénibilité des postes (la conduite de machine était jugée pénible sur des critères historiques ne correspondant plus à la réalité actuelle), mais aussi et surtout sur les femmes. L'entreprise a ainsi pris conscience que l'apparition plus fréquente de pathologies parmi elles et leur absentéisme n'étaient pas liés à une supposée fragilité, mais aux conditions de travail qui leur étaient réservées et à une absence de parcours professionnel, source d'usure

Concrètement, l'imprimerie a travaillé en amont avec les fournisseurs de matières premières pour limiter le port de charges lourdes et les sollicitations des membres supérieurs et elle a revu la conception des postes de travail. Elle a également repensé le parcours des femmes : en reconnaissant les compétences détenues par les aides de finition et leur responsabilité dans le bon fonctionnement de la ligne de production, elle leur a permis d'évoluer vers les postes d'aide-conducteur ou de conductrice de machine.

Si l'exemple de cette imprimerie peut inciter à un certain optimisme, le réseau Anact-Aract constate que les acteurs de l'entreprise peinent généralement à intégrer dans le champ de la prévention, de manière durable, les axes d'analyse "genre et travail". La récente évolution de la réglementation ouvre cependant des portes pour des interventions prenant en compte cet aspect. La loi pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, promulguée le 4 août 2014, a ainsi apporté deux inflexions importantes. D'une part, des indicateurs en sécurité et santé au travail doivent désormais figurer parmi les données sexuées d'égalité professionnelle produites par l'entreprise, dans le cadre de la base de données économiques et sociales obligatoire au-delà de 50 salariés. D'autre part, en matière de prévention, le texte stipule que "l'évaluation des risques tient compte de l'impact différencié de l'exposition au risque en fonction du sexe"

Une nouvelle source d'inégalité ?

L'objectif de ces nouvelles dispositions est d'adapter les systèmes de travail et les politiques de prévention en prenant en compte les différences entre les femmes et les hommes relatives à la fois aux effets du travail sur leur santé et aux expositions dans leurs situations de travail. Toutefois, ces mesures vont nécessairement générer des débats et des prises de position parmi les acteurs de l'égalité (chercheurs sur les questions de genre ou associations féministes) comme de la prévention, que ce soit au niveau des entreprises, des intervenants en entreprise, de la recherche ou des institutions. En effet, pour les acteurs de l'égalité, le risque d'introduire la question de la santé est de renvoyer plus à la biologie (nature des femmes) qu'au social (organisation du travail et du hors-travail), ce qui pourrait défavoriser les femmes sur le marché du travail. Du côté de la prévention, on constate en France que c'est cette prévalence d'exposition des femmes aux TMS, aux risques psychosociaux, aux arrêts maladie ou aux accidents du travail et de trajet qui a fait évoluer certaines pratiques d'entreprise, consistant par exemple à recruter des hommes plutôt que des femmes, ou des femmes grandes plutôt que petites, au lieu de remettre en cause l'ergonomie et la pénibilité des postes ou d'améliorer la prévention et l'organisation du travail.

Les questions que pose la prise en compte du genre en matière de santé et de sécurité au travail sont complexes et demeurent souvent taboues, dans un contexte français où l'on affiche un certain égalitarisme. Et pourtant, les politiques de santé et de sécurité au travail pourraient mobiliser ce regard "genré" pour progresser dans la prévention de la sinistralité en faveur de toutes et tous. Ce qui impliquerait de mettre en place des statistiques systématiquement sexuées en santé au travail, de développer les recherches sur le thème "genre et conditions de travail", de favoriser l'accès des salariés des deux sexes au maximum de situations de travail, de concevoir des dispositifs d'évaluation et de prévention des risques prenant en compte l'exposition et l'impact différenciés en fonction du sexe, ou encore d'intégrer la question de l'égalité dans les accords d'entreprise.

En savoir plus
  • "Egalité entre les femmes et les hommes et santé au travail. Comment le genre transforme-t-il l'intervention sur les conditions de travail ?", par Florence Chappert et Laurence Théry, Pistes n° 18-2, novembre 2016. Disponible sur le site www.pistes.revues.org
  • Photographie statistique des accidents de travail, des accidents de trajet et des maladies professionnelles en France selon le sexe entre 2001 et 2015, par Florence Chappert et Patricia Therry, Anact, 2017. Disponible sur www.anact.fr