© Shutterstock

Conditions de travail : quand le salaire prime sur la santé

par François Desriaux Stéphane Vincent / janvier 2010

Depuis longtemps, les acteurs de prévention défendent l'idée qu'il vaut mieux supprimer les nuisances professionnelles plutôt que de les monnayer. Car la santé n'a pas de prix, même au travail. Ont-ils été entendus ?

Dans les faits, il semble que les salariés aient perdu sur les deux tableaux. Les conditions de travail ne se sont pas vraiment améliorées ces dernières années. Si l'industrie lourde et les nuisances qui l'accompagnent se sont éclipsées, les pénibilités se sont déplacées, via l'intensification du travail. Sur la feuille de paie, le bilan n'est guère plus florissant : stagnation du pouvoir d'achat pour de nombreuses catégories, augmentation du nombre de travailleurs pauvres.

Enfin, il existe encore des primes de risque, versées en compensation de nuisances. Et ces primes demeurent un obstacle à la réduction des nuisances, l'entreprise et le salarié ayant trouvé un compromis financier conditionné par leur persistance. Elles représentent également à terme un véritable piège pour le salarié, qui devra choisir entre son niveau de salaire et sa santé si celle-ci se dégrade et lui impose une réaffectation sur un poste moins exposé mais moins payé. Le cas des travailleurs de nuit est assez emblématique de ce dilemme.

La compensation concerne aujourd'hui essentiellement les horaires atypiques, comme le travail de nuit ou en 3 X 8. Mais elle porte mal son nom, car elle est loin de compenser l'ensemble des préjudices subis. En revanche, les pénibilités physiques ou les contraintes de rythme ne donnent lieu à aucune compensation. Pire, elles vont souvent de pair avec une fiche de paie au rabais. L'invisibilité sociale de ces contraintes assure leur gratuité pour les entreprises... qui ne sont pas incitées à les réduire. Une preuve s'il en fallait qu'on ne peut pas s'en remettre aux seuls mécanismes du marché pour réguler l'amélioration des conditions de travail.

D'ailleurs, les secteurs les plus exposés au libre jeu de la concurrence se distinguent par des politiques de bas salaires plutôt dévastatrices pour les conditions de travail. Ainsi, dans la grande distribution, les rémunérations, au niveau du Smic et souvent versées sur la base de temps partiels, permettent d'imposer une hyperflexibilité. En échange d'un complément de salaire, les salariés doivent accepter une polyvalence accrue, avec des tâches lourdes physiquement ou un découpage des horaires calqué au plus près de l'affluence dans les magasins... Quitte à avoir des journées à rallonge, à devoir être disponibles bien au-delà de leurs horaires de travail, au détriment de leur santé. Dans d'autres secteurs, comme l'automobile ou le bâtiment, ce sont des primes de productivité ou le retour du travail à la tâche qui menacent la santé des salariés, en aggravant l'usure professionnelle. Ces mesures concourent également à fragiliser les collectifs de travail, et donc les salariés, favorisant les risques psychosociaux.

Il devient donc urgent de sortir de ce non-choix entre santé et rémunération. Cela passe sans doute par une rénovation des pratiques syndicales, afin de mieux mesurer sur le terrain les enjeux de santé liés aux conditions de travail. Au plan national, le dossier de la pénibilité du travail, pour lequel le gouvernement a désormais la main, reste un rendez-vous important susceptible d'inciter les entreprises à changer les conditions de travail. Enfin, il faudrait aussi garantir un vrai salaire à ceux qui travaillent. Car si la santé n'a pas de prix, le travail, lui, en a un.

Politique salariale ou prime à la casse ?

par Joëlle Maraschin / janvier 2010

Dans de nombreux secteurs professionnels, les bas salaires ou certaines primes poussent les salariés à mettre en péril leur santé pour gagner un peu plus. Un piège dont ils n'ont pas toujours les moyens de sortir.

Primes pour travail de nuit ou dangereux, primes d'assiduité ou liées à l'atteinte d'objectifs, heures complémentaires ou supplémentaires... Ces éléments de salaire sont autant d'outils de management utilisés aujourd'hui par les entreprises pour augmenter la flexibilité horaire, légitimer certaines contraintes ou certains risques, limiter les arrêts maladie ou la déclaration des accidents du travail. Bien souvent au détriment de la santé et du bien-être de leurs salariés. Les secteurs les plus touchés sont généralement ceux où les rémunérations sont les plus basses. Les femmes et les hommes qui y travaillent n'ont souvent d'autre choix que d'accepter une dégradation de leurs conditions de travail pour pouvoir se loger et se nourrir correctement.

Salaires et journées morcelés

Dans l'aide à domicile, le temps partiel est la règle pour nombre d'auxiliaires de vie. " Les femmes sont maintenues délibérément dans la précarité, que ce soit avec des CDI de 70 heures par mois ou des CDD. Cela permet aux employeurs d'installer une flexibilité totale ", déplore Sylviane Spique, responsable du syndicat CGT pour les employées de l'aide et du maintien à domicile. La loi autorise les employées à effectuer des heures complémentaires pouvant représenter jusqu'à un tiers de l'horaire de base. Pour gagner un peu plus que leurs 700 ou 800 euros mensuels, les auxiliaires de vie à temps partiel n'hésitent pas à accepter ces heures complémentaires, le soir, les samedis ou dimanches. L'amplitude des journées de travail est allongée, les deux jours de repos hebdomadaire ne sont parfois même plus respectés en dépit de la pénibilité de ces métiers. " Pour cinq heures d'activité prises en compte dans la journée, nous avons parfois une amplitude de onze heures de travail. Nous pouvons avoir jusqu'à cinq interruptions quotidiennes dans notre planning ", explique Maryline, auxiliaire de vie à Montauban, dans le Tarn-et-Garonne. La moindre heure supplémentaire ou complémentaire multiplie les déplacements en voiture pour ces femmes déjà surmenées. Selon les syndicalistes, le secteur de l'aide et du maintien à domicile est l'un de ceux où les accidents de trajet sont les plus fréquents.

Astreinte non rémunérée

Dans la grande distribution, qui emploie en majorité des femmes peu qualifiées, les temps partiels imposés ou les contrats précaires sont également au service d'une stratégie managériale. " Depuis deux ou trois ans, les caissières doivent donner leur numéro de portable pour être embauchées. Elles sont appelées à leur domicile en cas de problème d'effectif, c'est une sorte d'astreinte non rémunérée ", déclare Carlos Sleman-Michalon, conseiller prud'homal CFDT, qui travaille dans une enseigne de hard discount. Pour s'en sortir financièrement, ces femmes à temps partiel, qui perçoivent donc moins que le Smic, sont prêtes à accepter des conditions de travail particulièrement dégradées, et notamment une flexibilité importante des horaires. Ainsi, les heures complémentaires ou supplémentaires sont en général consenties, voire réclamées, afin de boucler des fins de mois difficiles. Même si, selon Carlos Sleman-Michalon, la tendance actuelle est de ne plus rémunérer les heures complémentaires ou supplémentaires, mais plutôt de demander aux caissières de les récupérer, parfois des mois plus tard, sur des plages horaires sans grande affluence.

Le découpage des horaires de travail en fonction des heures d'affluence se traduit aussi, pour beaucoup d'entre elles, par des journées à rallonge, leur lieu de travail étant souvent éloigné de leur domicile. " Ces femmes ont tellement peur de perdre leur emploi qu'elles sont prêtes à tout, y compris à se ruiner la santé moralement et physiquement ", témoigne Alexandre Torgomian, responsable du syndicat CFDT du commerce pour l'Ile-de-France. Dans certaines enseignes, les employées doivent assumer des tâches multiples, allant de la tenue d'une caisse à la mise en rayon des marchandises. " Je vois des femmes épuisées tirer des charges cinquante fois plus lourdes qu'elles ", ajoute Carlos Sleman-Michalon. Pour éviter les arrêts de travail pour maladie, certaines enseignes ont instauré des " fausses " primes, comme cette prime annuelle de quelque 200 euros dite " de vacances ". Dans les faits, celle-ci est purement et simplement supprimée en cas d'arrêt maladie de la salariée. Les primes de fin d'année sont aussi amputées en fonction des absences.

Chantage à la prime

Dans l'industrie automobile, ce chantage à la prime est aussi utilisé pour masquer les accidents du travail, maintenir les cadences, quitte à inciter les salariés à prendre des risques avec leur santé. Sur le site de Châtellerault de l'équipementier automobile Valeo, dans la Vienne, la direction a ainsi négocié une prime dite " de progrès " pour récompenser les salariés ayant atteint les objectifs fixés par l'entreprise. Le versement de cette prime mensuelle de 200 euros dépend de plusieurs conditions, dont des critères quantitatifs de pièces produites mais aussi des objectifs en termes d'accidents du travail ou d'absentéisme. Pour des ouvriers qui touchent à peine plus que le Smic, la prime devient vite nécessaire pour améliorer l'ordinaire. " La prime de progrès diminue en cas d'accident du travail avec arrêt. De même, un salarié peut perdre sa prime s'il est absent plus de deux jours ", dénonce Brigitte Archambault, déléguée syndicale pour la CGT. En outre, cette prime de progrès permet de maintenir des cadences infernales aux postes de travail. " Les salariés sont comme attachés à leur poste pour tenir leurs objectifs de productivité et toucher leur prime, indique la déléguée syndicale. Ils n'ont plus aucune marge de manoeuvre et travaillent dans un stress permanent. "

Chez Peugeot Citroën ou Renault, un système de primes permet aux ouvriers de gonfler leurs salaires, mais en contrepartie de contraintes nuisibles pour la santé. Ainsi, des primes de poste ou de ligne sont prévues pour les volontaires qui acceptent de travailler de nuit ou dans des conditions particulièrement pénibles, voire dangereuses : travail bras levés sur les lignes de montage ou d'assemblage, travail dans les cabines de peinture, interventions en fosse ou dans des fours en température... " Les solutions techniques pour éviter ces contraintes peuvent exister, mais elles ont un coût. L'entreprise préfère ne pas s'embêter et verser des primes ", remarque Jacques Salfati, délégué syndical CGT sur le site Peugeot Citroën de Poissy (Yvelines). Compte tenu des niveaux des salaires, les volontaires ne manquent pas, même si ceux-ci ont conscience des risques qu'ils prennent. " J'ai travaillé de nuit pendant trente ans, parfois cinq ou six nuits par semaine lorsque nous faisions encore des heures supplémentaires. J'étais épuisé, je n'arrivais plus à dormir et à récupérer ", confie Luigi Caldieraro, ouvrier à l'usine Renault de Flins (Yvelines).

Avec la crise automobile, cette usine a cessé de tourner jour et nuit. Luigi Caldieraro et des centaines de ses collègues sont repassés en horaires de jour, perdant parfois plus de 500 euros de prime de nuit. " Je me sens certes beaucoup mieux physiquement, mais si on me propose demain de retravailler la nuit, j'accepterai sans hésitation ", précise-t-il. La prime de travail en équipe, d'une vingtaine d'euros par jour chez Renault, n'a aucunement compensé la perte de salaire pour cet ancien ouvrier de nuit. Dans l'industrie automobile, la plupart des salariés des chaînes de production travaillent d'office en équipe, c'est-à-dire en horaires alternés, pour des raisons de productivité. Ils commencent à 5 heures du matin une semaine et travaillent l'autre semaine dans l'après-midi jusqu'à 21 heures. " Ces horaires en eux-mêmes sont très pénibles, beaucoup ont du mal à supporter de se lever à 4 heures du matin pendant cinq jours ", observe Alain Luguet, qui travaille en équipe à Renault Flins depuis une quarantaine d'années.

Le retour du travail à la tâche

La situation n'est guère plus enviable dans le secteur du bâtiment, où les syndicalistes assistent à un retour du travail à la tâche sous une forme déguisée. De plus en plus d'ouvriers voient leur salaire conditionné par l'atteinte d'objectifs journaliers, comme poser tant de mètres de carrelage ou peindre telle surface. " Ils sont conduits de fait à travailler de plus en plus vite, au détriment de leur santé ", assure Ben Benyahia, de la CGT Construction. Un secteur où les troubles musculo-squelettiques (TMS) ne cessent d'augmenter et où les accidents du travail mortels sont toujours nombreux. Il n'est pas rare non plus que les ouvriers ne soient plus déclarés, avec un salaire versé de la main à la main. " Avec les sous-traitances en cascade, le dernier exécutant ne déclare plus ses gars. Il y a de plus en plus de travail au noir sur les chantiers ", estime le syndicaliste. De plus en plus d'ouvriers du bâtiment travaillent le soir ou le week-end sans être déclarés, pour une autre entreprise, voire pour leur propre compte, afin de boucler les fins de mois. Quitte à se retrouver usés et malades à 40 ou 50 ans, cassés par le travail et sans autre perspective que Pôle emploi. " Lorsque les ouvriers quittent la profession, ce n'est jamais pour la retraite. Une trentaine d'années de chantier équivaut à trois maladies professionnelles ", affirme Ben Benyahia. Le travail au noir peut sembler profitable à court terme pour les salariés. Sur le long terme, il l'est assurément pour les employeurs, surtout en période de chômage, mais il peut s'avérer fort coûteux pour celles et ceux qui n'ont pas d'autre choix que de brader leur santé pour un meilleur salaire.

" A 45 ans, on est déjà fichu "

Dans les secteurs peu rémunérateurs, souvent guère exigeants sur les qualifications professionnelles, le constat des syndicalistes est le même : les salariés se tuent à la tâche pour gagner un peu plus d'argent, sans perspective de reclassement une fois leur santé dégradée. " A 45 ans, on est déjà fichu ", résume Nadine, aide-soignante dans le secteur du maintien à domicile. Entre les troubles musculo-squelettiques (TMS), le stress de courir d'une intervention à une autre, la culpabilité de devoir effectuer des tâches comme coucher une personne malade en quinze minutes, ces femmes s'épuisent.

Le constat n'est guère différent dans le secteur de la grande distribution, où celles qui tombent malades en raison de leur travail n'ont pas d'autre choix que de s'inscrire comme demandeur d'emploi. " Quelle perspective d'avenir pour une caissière malade de son travail qui n'a jamais eu accès à des formations qualifiantes ", se désole Alexandre Torgomian, responsable du syndicat CFDT du commerce pour l'Ile-de-France. " Le reclassement pour un salarié inapte, c'est directement à Pôle emploi ", ajoute Carlos Sleman-Michalon, conseiller prud'homal CFDT. Ancien adjoint dans un magasin de hard discount, il dit souffrir depuis des années de TMS professionnels qui l'ont rendu inapte à son poste. " Quatre procédures de licenciement ont été entamées à mon encontre, à chaque fois refusées par l'Inspection du travail ", précise-t-il. Dorothée Ramaut, médecin du travail dans la grande distribution, confirme que les salariés n'hésitent plus aujourd'hui à cacher leurs pathologies professionnelles, par peur de perdre leur emploi.