Restaurer le " vivre ensemble "

par Igor Martinache / janvier 2010

Pour le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours, prévenir le stress professionnel nécessite de reconstituer le " vivre ensemble ", et plus précisément la coopération entre salariés.

Que penser du plan d'urgence du gouvernement contre le stress au travail ?

Christophe Dejours : Il y a, dans l'injonction de négocier faite aux entreprises, un effet d'annonce caractéristique d'une " démarche administrativo-gestionnaire " : un ordre est lancé sans qu'on se demande s'il est possible d'y répondre. Il y aura des réponses : on pourra dire qu'on a fait quelque chose. Mais elles passeront à côté de l'essentiel. Le fond du problème est de reconstituer le " vivre ensemble " dans la communauté de travail, que cela soit après un suicide ou dans un objectif de prévention pour éviter qu'il ne s'en produise.

Que recouvre ce " vivre ensemble " ?

C. D. : Toute coopération est un mode de vivre ensemble. Il faut revenir sur la question du travail collectif. Comme entre travail prescrit et travail réalisé, il y a un décalage entre coordination et coopération. La coopération repose sur la capacité des gens à inventer des règles de travail qui se substituent à la coordination et la rendent possible, car sinon elle ne marche pas. Les sciences de l'ingénieur et encore plus de la gestion savent très bien répartir les tâches et les pouvoirs, mais pas rassembler. Le génie des gens qui coopèrent, c'est de recomposer, non selon des ordres mais selon des principes qu'ils inventent. Mais les entreprises ne connaissent plus le travail, elles sont incapables d'analyser la coopération, et donc de l'évaluer. Elles ne se rendent pas compte des pertes qu'elles subissent, qui entraînent une dégradation de leur performance collective.

La coopération a trois dimensions : horizontale, verticale et transverse. La première est celle qui s'exerce entre pairs. La deuxième caractérise les relations entre salariés et chef, lequel doit être en mesure à la fois d'aider, faire remonter les problèmes, traduire les ordres, négocier les objectifs... La troisième concerne les relations d'assistance aux clients, auxquels sont transférées certaines tâches, à travers des machines.

Le grand problème, pour faire de la prévention, est de déplacer l'attention vers la coopération, au lieu de se focaliser sur l'évaluation individuelle, qui exacerbe la concurrence entre individus et a des effets désastreux sur les relations et le climat dans l'entreprise. Il faut lâcher la gestion et les objectifs individuels pour s'intéresser au travail et au collectif. Mesurer la coopération n'a pas de sens, il faut pouvoir en juger, et pour cela l'analyser, la révéler. Elle n'est jamais seulement un système technique orienté vers l'efficacité, mais toujours en même temps un système humain, reposant sur le pouvoir qu'ont les gens de débattre des manières de travailler.

Comment rend-on la coopération visible ?

C. D. : Aujourd'hui, il est difficile à l'entreprise d'initier ce genre de démarche seule : la convivialité l'a désertée. Et discuter du travail n'est pas donné. Il faut se justifier et, dans un monde hyperconcurrentiel, ce n'est pas simple. Tout cela est à recomposer. Il faut une compétence spécifique, une écoute, une déontologie très liée à la recherche. C'est un investissement dont certaines directions à la recherche d'autres manières de faire sont demandeuses.

Le droit du travail doit-il évoluer pour mieux intégrer les questions de santé mentale ?

C. D. : Le droit du travail s'est constitué en référence à la protection du corps contre les dégâts que pouvait provoquer un rapport de force trop inégal. Il ne sait pas penser la santé mentale. La seule loi est celle sur le harcèlement moral et elle pose beaucoup de problèmes. Il faudrait pouvoir traiter convenablement ces questions nouvelles, dans un cadre global.