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Silice cristalline, vers un nouveau scandale sanitaire

par Catherine Abou El Khair / 13 mars 2024

En dépit des alertes des scientifiques sur les graves dangers liés aux expositions professionnelles à la silice cristalline, la France maintient une réglementation peu protectrice. Contrairement à d’autres pays.

La silicose fait son « come-back ». Les mines de charbon ont fermé depuis belle lurette en France, mais d’autres expositions professionnelles à la silice ont pris le relais. En janvier dernier, une enquête de l'émission « Cash Investigation » de France 2 soulignait les dangers de ce minéral. Devant les caméras, un ex-salarié du cimentier Lafarge, chargé de l’entretien des malaxeurs où est fabriqué le béton, témoignait de l’inhalation de poussières, faute d’une prévention suffisante. Interrogée, l’entreprise admettait six demandes de reconnaissance en maladies professionnelles en lien avec une exposition à la silice cristalline depuis 2015. L’un des dossiers a abouti.

Près d’un million de salariés exposés

En 2023, Santé publique France a livré une estimation inédite du nombre d’actifs au contact de cette matière toxique : 975 000 personnes seraient exposées dans l’absolu à la silice cristalline, dont plus d’un tiers – soit 345 900 personnes – à des concentrations dans l’air supérieures à 0,1 mg/m3, la valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP) en vigueur en France. Une évaluation bien plus élevée que celle de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail (Anses), qui estimait à 365 000 le nombre de salariés exposés en 2019, dont 30 000 personnes au-dessus de la limite tolérée. 
« Dans notre estimation, nous partons des emplois et non des individus. Nous recensons l’ensemble des situations professionnelles où il existe un contact avec des matériaux silicogènes, sans préjuger de l’utilisation d’équipements de protection individuelle. Ensuite, nous rapportons les populations rattachées à ces emplois », précise Corinne Pilorget, de Santé publique France. L’Anses s’est appuyée, elle, sur les données remontées par les médecins du travail sur les expositions d’un échantillon de salariés dans le cadre de l’enquête Sumer, instruite par les services statistiques du ministère du Travail. Si cette approche s’appuie sur des cas réels, elle est aussi moins exhaustive.
Les deux agences appellent à une plus grande vigilance. « L’Agence pour la sécurité et la santé au travail américaine (OSHA) a établi un excès de risque pour une exposition cumulée de 45 ans à 0,1 mg/m3, que ce soit pour la mortalité par cancer du poumon, la mortalité par silicose et maladies respiratoires non malignes », souligne le directeur scientifique santé-travail de l’Anses, Henri Bastos.

Jusqu’à 3 % des cas de cancers du poumon

En Espagne, ces pathologies professionnelles sont en forte recrudescence parmi les travailleurs de 20 à 49 ans en raison de l’essor de l’industrie de la pierre artificielle. Si cette filière n’est pas aussi présente en France, des silicoses sont aussi à déplorer dans l’Hexagone. Dans son service de pathologies professionnelles et environnementales, Christophe Paris diagnostique encore des silicoses, par exemple chez les tailleurs de pierre ou chez les salariés travaillant dans les carrières. « Le secteur du bâtiment et des travaux publics est un gros contributeur aux expositions à la silice », observe le professeur et praticien au CHU de Rennes.
La silice cristalline est aussi responsable de 1,1 % à 3 % des cas de cancers du poumon chez les hommes en 2017 en France d’après Santé publique France. Au niveau international, une méta-analyse publiée en février dernier par la revue International Archives of Occupational and Environmental Health confirme par ailleurs des liens entre l'exposition professionnelle à la silice et les tumeurs malignes gastro-intestinales, cancers du foie, de l'estomac et de l'œsophage.
Comme le précise l’Anses dans son rapport de 2019, la silice cristalline est également la cause d’autres pathologies respiratoires et rénales, mais aussi de différentes maladies auto-immunes telles que la sclérodermie systémique, le lupus érythémateux systémique et la polyarthrite rhumatoïde. « Ces maladies sont assez rares, mais on en voit un certain nombre et à la suite d’expositions plus faibles et moins longues », remarque Christophe Paris. Il ajoute que certaines d’entre elles, comme la sclérodermie, s’avèrent plus graves qu’une plaque pleurale associée à l’amiante. C’est selon lui le signe d’une « invisibilisation » des risques sanitaires liés à la silice cristalline dans l’opinion publique.

Sous-reconnaissance des maladies professionnelles

La sous-déclaration des pathologies associées à la silice, inscrites au tableau n° 25 des maladies professionnelles, participe aussi à la cécité collective. Seuls 59 cancers bronchopulmonaires ont été indemnisés entre 2015 et 2019 dans ce cadre. « Il faudrait introduire une possibilité de reconnaissance en maladie professionnelle pour le cancer du poumon lié à la silice, sans nécessité de silicose préalable », estime le médecin du travail Lucien Privet, rappelant cette recommandation de l’Anses. Quant aux maladies comme la sarcoïdose ou le lupus, leur reconnaissance n’est accessible qu’hors tableau, en passant par le système complémentaire. Ce qui complique les formalités. L’invisibilisation des risques renvoie aussi au manque d’informations d’une partie du corps médical. « Le tableau 25 comprend des pathologies autres que la silicose, mais la plupart des médecins l’ignorent », remarque la sociologue Catherine Cavalin, chargée de recherche à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso), du CNRS. Des professionnels de santé peuvent encore estimer que certaines maladies sont de cause inconnue, à rebours des connaissances scientifiques.

Une hypocrisie française

En France, les alertes des chercheurs se heurtent enfin à l'inertie des pouvoirs publics. Sur la silice cristalline, l’Etat se distingue par son immobilisme, là où d’autres pays durcissent leurs normes. En 2020, le Québec s’est aligné sur les Etats-Unis en adoptant une valeur limite d’exposition réglementaire pour la silice cristalline à 0,05 mg/m3. Fin 2023, l’Australie a pris une décision plus radicale encore, en interdisant purement et simplement l’importation de pierre artificielle, jugée non essentielle. « Le précédent de l’amiante a joué un rôle clé dans la décision australienne. Il s’agissait d’éviter à tout prix qu’une catastrophe équivalente se reproduise », relève Catherine Cavalin.
Comment, dès lors, expliquer l'absence de réaction en France ? Au sommet de l’État, on se range derrière l’Union européenne, qui a fixé la valeur limite d’exposition à la silice à 0,1 mg/m3 en 2017. Un rapport d’évaluation de la directive CMR (cancérogènes, mutagènes et toxiques pour la reproduction), à l’origine de cette norme, est attendu pour cette année. Il doit se prononcer sur l’opportunité de diminuer cette valeur. Mais ce processus prendrait alors plusieurs années avant d’aboutir. « Un consensus se dégage autour de 0,05 mg/m3. Et la France devrait comprendre que d’autres pays s’y conforment déjà », signale Sylvain Lefebvre, le représentant de la fédération syndicale internationale IndustriAll chez Nepsi, le réseau paritaire européen de la silice. C’est le cas notamment de la Belgique, de l’Allemagne ou de l’Autriche, qui n’ont pas attendu l’évolution de la norme européenne pour réduire ce seuil à 0,05 mg/m3.

Agir dans les entreprises

« La France doit agir sur la VLEP, nous le réclamons depuis longtemps et la jurisprudence constante du Conseil d’Etat est plutôt claire à ce sujet », abonde Sylvain Metropolyt, représentant de la CFDT au sein de la commission spécialisée dédiée au risque chimique au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct). « Mais il faut aussi agir dans les entreprises dans lesquelles les mesures de protection collectives et individuelles sont très souvent absentes », ajoute-t-il. Certaines solutions d’arrosage ou d’humidification visant à diminuer la concentration de silice dans l’air ne sont pas difficiles à mettre en place. Elles mériteraient, selon lui, d’être davantage appliquées.